CHAPITRE VII
À l’ombre de la révolution
Le 30 décembre 1916, les ouvriers du textile d’Ivanovo-Voznessensk se mettent en grève contre la hausse des prix. La tension monte dans de nombreuses entreprises de Moscou et de Petrograd. Mais les organisations révolutionnaires, dont la plupart des militants ont été mobilisés ou arrêtés, sont paralysées. La région militaire spéciale de Petrograd créée le 5 février dispose d’une garnison de plus de 150 000 hommes. L’hiver 1916-1917 est très froid : au début du mois, le thermomètre descend à –27° à Petrograd et jusqu’à –30° à Moscou, d’immenses congères sur les voies ferrées bloquent les trains pendant de longues heures, faute de personnel pour les déblayer : la mobilisation a vidé des régions entières d’hommes adultes.
Tandis que l’entourage du tsar et la Douma ébauchent à reculons de timides complots, vite ébruités, pour sauver la monarchie en remplaçant Nicolas II par un prince, la paralysie croissante des transports aggrave la crise économique et les difficultés du ravitaillement : le charbon s’entasse sur le carreau des mines du Donbass pendant que les usines de Petrograd, manquant de combustible, travaillent au ralenti ou s’arrêtent. Le gouvernement impose un contingent de livraisons obligatoires à prix fixe aux paysans qui, pour répondre à la dépréciation galopante du papier-monnaie, stockent et dissimulent leur blé comme ils le referont vingt fois au cours des années à venir. La faim menace les villes. Au début de janvier 1917, Petrograd et Moscou ont une semaine de réserves de vivres ; la rupture d’approvisionnement qui menace transforme alors une manifestation d’ouvrières en révolution.
Le 23 février, lors de la journée internationale des femmes, des ouvrières du textile de Vyborg, quartier nord de Petrograd, irritées par les files d’attente chaque jour plus longues devant les boulangeries, débraient et manifestent aux cris de « À bas la guerre ! », « Du pain ! », et font le tour des usines voisines en réclamant la solidarité des ouvriers. La grève s’étend aux usines de la métallurgie et devient générale le 25 sans qu’aucune organisation en ait lancé le mot d’ordre. La troupe et les cosaques hésitent. Des régiments fraternisent avec les manifestants que les policiers installés sur les toits mitraillent avant de les pourchasser dans les rues. Dans la nuit du 26 au 27, la grève se transforme en insurrection. Le régime s’effondre.
Le 27 février, une cinquantaine de délégués d’usines et de régiments et de représentants des socialistes-révolutionnaires, des mencheviks et des bolcheviks, constituent, dans une atmosphère enfiévrée, le soviet des délégués ouvriers et soldats de Petrograd. Le 2 mars, deux députés monarchistes vont à Moghilev demander au tsar d’abdiquer. Il s’exécute et veut transmettre la couronne à son frère, Michel, qui, dans cette tourmente, la refuse. Le 2 mars, tandis que la liesse s’empare des rues et des casernes, les députés monarchistes de la Douma constituent un gouvernement provisoire, présidé par le prince Lvov, grand propriétaire terrien, et qui comporte un ministre « socialiste », l’avocat Kerenski, « travailliste » proche des socialistes-révolutionnaires, dont l’éloquence va charmer les foules pendant quelques mois avant de susciter l’aversion au fil des désillusions. Le même jour, le soviet publie son ordre no 1 qui invite les soldats à constituer dans toutes les unités des conseils (soviets) de soldats élus et révocables, qui vont se multiplier et servir de caisse de résonance à la haine de la guerre. Le 3 mars, un meeting réunit à Atchinsk tous les exilés de la région et les notables locaux qui, dans l’euphorie générale, adoptent un télégramme félicitant Michel Romanov de sa décision. Dix ans plus tard, ce banal incident donnera lieu à une violente empoignade verbale au Comité exécutif de l’Internationale communiste. Staline prétendra que Kamenev l’a voté et signé, puis est venu le lendemain lui exprimer son repentir d’avoir commis une telle erreur ; Kamenev, de son côté, l’accusera, semble-t-il à bon droit, de mentir effrontément. Mais pour l’heure, l’entente entre les deux hommes est totale.
Le Gouvernement provisoire annonce, le 6 mars, la convocation ultérieure d’une Assemblée constituante à laquelle il renvoie l’essentiel des problèmes à régler, et appelle les soldats à combattre jusqu’à la victoire dans le respect des accords passés avec les Alliés. Cette révolution purement politique apporte aux masses ouvrières et paysannes, ainsi qu’aux soldats, une liberté de parole qui les grise un bref moment. Pour le reste, rien ne change puisque la guerre continue. Mais la révolution qu’elle a engendrée a libéré des aspirations sociales et nationales longtemps contenues. Sa poursuite produit les mêmes effets dissolvants sur le régime qui en est issu.
Les gouvernements provisoires successifs s’acharnent, sous la pression des Alliés, à poursuivre la guerre que les paysans-soldats qui veulent la terre et la paix rejettent de plus en plus, et renvoient toute décision sur le partage des terres à la future Assemblée constituante, au lendemain lointain d’une victoire improbable, voire impossible, alors que la guerre désorganise l’économie et le ravitaillement.
Les soviets et leur comité exécutif représentent la masse des ouvriers, des soldats et des paysans. Bien que dirigés par les SR et les mencheviks, qui entrent dans le gouvernement en mai, ils représentent de facto la population laborieuse face au gouvernement. C’est le « double pouvoir », régime instable, source, dès le début, de crise permanente, et qui ne fera que s’amplifier.
Tirés par des locomotives fleuries, les trains ramènent les déportés de Sibérie à Petrograd ou à Moscou. Le 8 mars, Staline quitte Atchinsk en compagnie de Kamenev et de l’ancien député Mouranov, rejoints bientôt par Sverdlov. Le train s’arrête à toutes les grandes gares, où une foule en liesse accueille les exilés en entonnant la Marseillaise. Sverdlov, Kamenev, Mouranov se cassent la voix en adressant à la foule des discours enflammés. Staline regarde, écoute et se tait. Le convoi arrive à Petrograd le 12 mars. À la gare, personne n’attend les dirigeants de retour d’exil. Staline part à la recherche des Alliluiev installés dans la banlieue de la ville et qui, justement, sont en quête d’un appartement au centre-ville, là où se déroulent les événements. Surtout, insiste Staline : « Réservez-moi une chambre dans le nouvel appartement. N’oubliez pas ! » En attendant, il vit quelques jours chez Kamenev. Les Alliluiev trouvent bientôt un petit logement dans l’île Vassilievski, au nord-ouest. Staline s’installe chez eux dans un coin de chambre.
Le 15 mars, le bureau du Comité central « décide, en raison de certains traits de son caractère, de n’admettre Staline qu’avec voix consultative », décision sans précédent. L’objet du conflit est obscur, mais, incapable de convaincre sur on ne sait quel sujet, Staline s’est montré si cassant et autoritaire qu’il a indisposé tout le monde. « Pourtant, poursuit le procès-verbal, Staline avait été agent [sic] du Comité central en 1912 et il serait souhaitable de l’inclure dans le bureau[212]. » Ce compromis lui conteste même sa qualité de membre du Comité central oubliée de tous. Quoi qu’il en soit, Staline, peu enclin à se laisser faire, redresse vite la situation : trois jours plus tard, il est coopté membre à part entière du bureau, élu à son présidium et désigné avec Kamenev au comité exécutif central du soviet de Petrograd. Ce même 15 mars, paraît le premier numéro de la Pravda passée sous le contrôle des trois exilés.
Staline se trouve dans une position nouvelle pour lui. Jusqu’à son exil, il avait appliqué la politique de Lénine, en renâclant parfois mais sans avoir jamais eu à fixer lui-même une orientation, à analyser une situation politique, à déterminer une stratégie et une tactique, et à les traduire en mots d’ordre. Il avait eu le statut, selon Volkogonov, d’un « bon exécutant[213] ». Rien de plus. C’est d’ailleurs, jusqu’en 1917, le statut auquel Lénine réduisait ses proches. Brusquement plongé dans un tourbillon révolutionnaire où les événements s’accélèrent à une vitesse prodigieuse, incapable de proposer une orientation, il applique alors la politique de Kamenev, enivré, quant à lui, par la victoire de la démocratie…
Pendant les dix-neuf jours qui séparent leur arrivée à Petrograd du retour de Lénine, Staline et Kamenev sont les véritables dirigeants du journal et du Parti. Considérant la révolution en cours comme « démocratique-bourgeoise », destinée à liquider les résidus du régime féodalo-patriarcal pour ouvrir la voie au développement du capitalisme et à un régime parlementaire, et donc légitimement dirigée par le gouvernement du prince Lvov, ils apportent, comme les dirigeants des autres partis socialistes (mencheviks et SR), un soutien critique au gouvernement, « dans la mesure où il lutte contre la réaction et la contre-révolution » : il faut, pensent-ils, continuer la guerre qui a paralysé le pays et disloqué le régime monarchique pour défendre les conquêtes de la révolution, tout en appelant les belligérants à faire la paix. La fille de Staline dira plus tard naïvement : au début, mon père n’était pas pour la révolution, mais « on » a effacé sa position de l’histoire[214]. Le « on » qu’elle emploie ici est curieux puisque c’est lui qui procédera à ce toilettage de son attitude du printemps 1917…
La Pravda de Kamenev et Staline adopte donc la même position que les autres partis socialistes. Chliapnikov, mis à l’écart par le trio des revenus, note dans ses souvenirs : « Le jour de la parution de la Pravda transformée… tout le palais de Tauride [siège du Gouvernement provisoire] résonnait d’une seule nouvelle : la victoire des bolcheviks prudents et modérés sur les bolcheviks extrêmes[215]. » Dans les usines de Petrograd, en revanche, certains militants désorientés réclament l’exclusion des trois exilés. La tempête secoue le Comité central. Staline se démarque alors vaguement de Kamenev et de Mouranov en leur reprochant des formulations maladroites, mais s’affirme favorable à l’unité organique avec les mencheviks. Mieux vaut être unis que divisés pour apporter un soutien critique et combatif au Gouvernement provisoire. Bolcheviks et mencheviks étant d’accord, ils n’ont aucune raison de rester séparés. Puisque les uns et les autres prônent la même politique, autant fusionner.
De Suisse, Lénine, que les Alliés ne veulent pas laisser rentrer en Russie, prend le contre-pied de cette politique et abreuve les dirigeants bolcheviks en Russie de télégrammes et de lettres. Il martèle : « Notre tactique : méfiance absolue, aucun soutien nouveau gouvernement, soupçonnons surtout Kerenski […] aucun rapprochement autres partis[216]. » Il adresse à la Pravda quatre « lettres de loin ». Staline imprime la première en en coupant un cinquième. Il classe les trois autres aux archives, sans les publier, avec l’accord de Kamenev. Trop prudent pour le dire ou l’écrire, il pense que Lénine, exilé, éloigné des événements, ne comprend pas la situation.
À Petrograd et dans les grandes villes, les lendemains de la révolution suscitent une liesse bientôt mêlée d’inquiétude : la capitale est un immense meeting permanent suivi par des soldats qui abandonnent leurs casernes, des ouvriers et des domestiques qui délaissent leurs patrons, épinglent un ruban rouge à leur chapeau et courent de bornes de carrefour en salles de réunion pour saisir le sens de ce mot mystérieux : révolution. Dans les usines, les ouvriers réclament des augmentations de salaires, le contrôle des comptes, la journée de huit heures ; au loin, la guerre continue, même si l’état-major allemand ne montre aucun zèle offensif…
Le 27 mars, la Conférence nationale du parti bolchevik se réunit à Petrograd. Staline, désigné peu avant au Comité exécutif central des soviets par le Comité central bolchevik, présente le rapport politique, fondé sur l’idée d’un partage des rôles ou d’une division du travail entre le soviet et le Gouvernement provisoire. « Le Soviet a pris en fait l’initiative des transformations révolutionnaires, […] il contrôle le Gouvernement provisoire […]. Le Soviet mobilise les forces, contrôle ; le Gouvernement provisoire, en trébuchant, en s’embrouillant, prend le rôle de consolidateur des conquêtes du peuple que ce dernier a en réalité déjà faites[217]. » Certains bolcheviks, qu’il invente peut-être pour les besoins de sa démonstration, voudraient poser tout de suite le problème du pouvoir : « Ce serait inopportun », car « le Gouvernement provisoire n’est pas si faible que cela. Sa force repose sur le soutien que lui apporte le capital franco-anglais, sur l’inertie de la province, et sur les sympathies qu’il évellle[218] ». Comment un gouvernement dont la force repose sur le capital franco-anglais belliciste peut-il consolider les victoires de la révolution ? Staline esquive la question et donc la réponse, et affirme simplement qu’il ne faut pas « forcer les événements[219] ». C’est avec ce maigre viatique que les militants repartent chez eux.
Conséquent avec son analyse, Staline s’affirme, le 1er avril, favorable à la réunification avec les mencheviks, et ajoute : « Il ne faut pas devancer ni anticiper les désaccords. Sans désaccords, il n’y a pas de vie dans un parti ; à l’intérieur du Parti, nous réglerons les petits désaccords[220]. » Considérant la fusion comme étant quasiment un état de fait, il propose, pour l’officialiser, de ne pas soumettre de plate-forme bolchevique à la discussion qui partira donc de celle des mencheviks. Rien à rédiger, pas de trace écrite de projet de programme, est-ce paresse ou prudence, ou les deux ? C’est lui qui présente la motion en faveur de l’unification, adoptée par 14 voix contre 13, à la conférence qui le nomme à la tête de la délégation bolchevique chargée d’en négocier les conditions.
Les dirigeants du soviet espèrent faire accepter la guerre à un peuple qui n’en veut plus en proposant une paix démocratique, que les Allemands refuseraient, et en s’affirmant contraints de se battre après ce refus. Quant aux Alliés, ils ne veulent pas entendre parler de paix, ni de négociations, sans victoire préalable. La guerre continue donc et ruine le pays, paralyse la production et les transports, disloque l’armée.
À l’entente dans les sommets de la vie politique s’oppose vite le mouvement qui soulève soldats, ouvriers et paysans. Ces derniers commencent à s’emparer des terres. Le Gouvernement provisoire ordonne de réprimer par la force ces saisies. Le patronat répond aux demandes d’augmentation de salaires ou aux tentatives de contrôle ouvrier en fermant les entreprises ; 75 entreprises sont ainsi fermées à Petrograd en mars et en avril, soit plus de 10 % du total. Les ouvriers réagissent en constituant des comités d’usine. La polarisation sociale à la base répond ainsi à la coalition politique au sommet, annonçant une nouvelle étape de la révolution.
Le 3 avril au soir, Lénine, passé par l’Allemagne et la Suède, arrive à la frontière finlandaise. Il est accueilli par une délégation du parti bolchevik. Staline, prudent, n’est pas là ; il échappe ainsi aux remontrances de Lénine qui, dans le train, apostrophe avec irritation Kamenev sur le contenu de la Pravda. Arrivé à la gare de Finlande à Petrograd, il lance à la foule des militants où se trouve Staline : « L’aube de la révolution mondiale luit […]. Vive la révolution socialiste[221] ! » (sous Staline, le mot « mondiale » sera effacé). Le soir même, au palais de la ballerine Ksechinskaia que les bolcheviks ont réquisitionné pour leur état-major, il assène à la délégation bolchevique médusée un discours de deux heures qu’il répète le lendemain devant la conférence des cadres bolcheviks stupéfaits, puis devant la réunion commune des bolcheviks et des mencheviks qui l’accueillent par des rires et des huées.
Il tranche : « La classe des capitalistes, liée aux banques, ne saurait conduire aucune autre guerre qu’une guerre impérialiste[222] » de rapines et d’annexions qu’il n’est pas question de soutenir. Il ne faut donc accorder aucun soutien au Gouvernement provisoire. La Russie vit la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie, à sa deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie. Il faut constituer « une République des soviets des députés ouvriers, salariés agricoles et paysans dans le pays tout entier[223] », créer une Internationale révolutionnaire et rejeter l’unité avec les mencheviks partisans de la guerre.
On accuse aussitôt Lénine d’être un anarchiste, un nouveau Bakounine enfiévré… ou un agent allemand chargé de désorganiser l’armée russe. Bref, sa position suscite d’abord l’incompréhension de tous, y compris des dirigeants bolcheviks. Il n’arrive à faire adopter ses thèses, dites d’avril, ni par la conférence bolchevique, ni par le Comité central, réuni le 6 avril, où tous s’opposent à lui. Staline dit alors sèchement : « Ces thèses ne sont qu’un schéma qui n’est pas nourri de faits[224]. » Lénine les présente d’ailleurs sous son seul nom dans la Pravda du 7 avril. Le comité de Petrograd les repousse par 13 voix contre 2 et 1 abstention, et elles font l’objet des critiques de Kamenev dans la Pravda du 12 avril. Lénine n’est guère soutenu d’abord que par Alexandra Kollontaï, connue alors comme propagandiste de l’amour libre, et qui n’a aucune autorité politique. Ce soutien suscite un distique moqueur : « Lénine quoi qu’il pépie / Kollontaï toujours le copie[225]. » Le 9 avril, dans la Pravda, Lénine menace de créer un nouveau « parti communiste prolétarien dont les meilleurs partisans du bolchevisme ont déjà créé les éléments ». La menace refroidit ses adversaires dans les hautes sphères du parti bolchevik, où l’on sait que la base du parti soutient l’émigré de retour…
Du 14 au 22 avril se tient la conférence de Petrograd du parti bolchevik, suivie de la Conférence nationale, du 24 au 29 avril. Le retournement est brutal. Les deux conférences adoptent la résolution de Lénine : totale défiance à l’égard du Gouvernement provisoire. Staline sent le vent, mais sa raideur et sa lenteur s’accusent en cette période de bouillonnement : il lui faut du temps pour saisir les enjeux et deviner qui va l’emporter. Il change de position en deux temps. Pendant la conférence de Petrograd, où la victoire de Lénine est encore incertaine, il reste muet. Il se rallie une fois assurée une victoire à laquelle il n’aura pris aucune part.
Le premier choc avec le Gouvernement provisoire se produit alors. Le 18 avril, une note aux Alliés du ministre des Affaires étrangères, Milioukov, affirmant que la Russie continuera la guerre jusqu’à la victoire finale, met le feu aux poudres. Les 20 et 21 avril, des dizaines de milliers d’ouvriers et de soldats, soutenus par les bolcheviks, défilent dans les rues de la capitale pour exiger la démission de Milioukov. Staline, bolchevik conciliateur, signe un télégramme du Comité exécutif central « demandant » aux manifestants de « s’abstenir » de poursuivre leur mouvement en raison du « tort provoqué par toutes ces manifestations éparses et désorganisées[226] ».
Intervenant le dernier jour de la Conférence nationale, par un rapport sur la question nationale qui laisse les délégués indifférents, il se rallie pourtant à « l’orientation vers la révolution socialiste ». Il est élu au Comité central en troisième position, avec 97 voix sur 109, derrière Lénine (104) et Zinoviev (101), mais devant Kamenev (95 voix). Dans sa préface aux Chemins d’Octobre, il écrira en 1925 : « Le Parti s’était arrêté à mi-chemin dans les questions de la paix et du pouvoir des soviets […]. J’ai partagé cette position erronée avec la majorité du Parti et je m’en suis séparé au milieu d’avril en me joignant aux thèses d’avril de Lénine[227]. » Ce passage disparaîtra des rééditions ultérieures et Staline fera mettre sous le boisseau le procès-verbal de la conférence d’avril, édité en URSS après sa mort seulement.
La campagne accusant Lénine d’avoir été envoyé en Russie en wagon plombé par l’état-major allemand, les poches pleines d’or, se déchaîne. Au total pourtant, 280 révolutionnaires de tous bords, bolcheviks, mencheviks, socialistes-révolutionnaires, socialistes patriotes, partisans de la guerre, que la France et l’Angleterre, méfiantes à leur égard, ne veulent pas laisser passer librement, entrent en Russie par l’Allemagne ; l’état-major allemand, convaincu que la révolution affaiblira l’armée russe, et peu au fait de leurs divergences, favorise ce retour des révolutionnaires russes de toutes sensibilités. Mais seul Lénine fait l’objet d’une campagne diffamatoire, la quasi-totalité des autres soutenant peu ou prou le Gouvernement provisoire. Un mois plus tard, Trotsky, quittant les États-Unis pour rentrer en Russie, sera interné à Halifax au Canada par les Britanniques, puis relâché au bout d’un mois à la demande expresse du soviet. Il sera pourtant, lui aussi, accusé d’être un agent allemand puisqu’il partage la position de Lénine. Le « wagon plombé » n’est donc bien qu’un prétexte.
Pour désarmer le mécontentement populaire, Milioukov et le ministre de la Guerre, Goutchkov, démissionnent du Gouvernement provisoire où, le 1er mai, entrent quatre dirigeants du soviet. Kerenski reprend le portefeuille de Goutchkov, le prince Lvov celui de Milioukov. La petite bourgeoisie et l’intelligentsia défendent le Gouvernement provisoire, les soldats et les ouvriers soutiennent les soviets. La présence de plusieurs leaders du soviet dans un gouvernement de coalition fait croire à son « désembourgeoisement ». Mais l’illusion ne dure que quelques semaines. Tout va, en effet, à vau-l’eau derrière les discours enflammés des orateurs de la « démocratie » révolutionnaire : les patrons font payer aux ouvriers la journée de huit heures imposée, les comités d’usines et les harangues continuelles aux portes des usines qui sabotent la production ; l’inquiétude ronge la masse des soldats harassés ; les paysans, mus par une haine des propriétaires et des nobles venue du fond des âges, envahissent leurs terres.
Staline s’efface. Il est l’un des représentants des bolcheviks – très minoritaires – au Comité exécutif central des soviets, mais n’y intervient jamais ; étrangement passif, il se contente d’écouter ; les procès-verbaux de cet organisme entre le 3 mars et le 9 août ne signalent que quatre fois son nom, et en passant. Il ne se bat jamais. Les débats sont longs, acharnés, tempétueux parfois, dans l’atmosphère enfumée du palais de Tauride. Il faut s’y imposer par son talent oratoire, la clarté de son analyse ou la fermeté de ses positions, toutes qualités dont Staline est dépourvu. Tseretelli, dirigeant menchevik du Comité exécutif central, souligne : « Staline ne prenait jamais part ni aux délibérations ni aux conversations particulières[228]. » Le travailliste Stankevitch, dressant la liste des bolcheviks membres du Comité exécutif auquel il appartenait, va jusqu’à oublier le nom de ce Staline invisible et muet. Soukhanov, menchevik, dirigeant lui aussi du Comité exécutif et mari d’une militante bolchevique, insiste sur sa présence fantomatique dans des souvenirs publiés en URSS en 1922-1923 : « J’ignore comment Staline a pu accéder aux postes élevés de son parti […]. À l’époque de sa modeste activité au Comité exécutif, il produisit, et pas seulement sur moi, l’impression d’une tache grise s’éclairant parfois d’une lumière assez pauvre, sans qu’il en restât de trace[229]. » La tache grise jettera Soukhanov en prison en 1931 puis le fera fusiller en 1940.
Les sept mois qui séparent février d’octobre sont marqués par un happening permanent et enfiévré aux portes ou à l’intérieur des casernes et des usines, au coin des rues, dans des salles improvisées mais toujours combles. Staline, vu ses médiocres talents oratoires, n’appartient pas à la phalange des agitateurs bolcheviks qui, chaque jour, dans les usines, sur les places, dans les casernes, dans les meetings, affrontent, devant des masses avides de comprendre, les agitateurs socialistes-révolutionnaires et mencheviks. La confrontation est souvent tendue, voire brutale ; dans son usine de canons la voix de l’ouvrière Arbouzova est couverte par des vociférations : « Vous travaillez pour les Allemands ! », « Lénine est un espion allemand ! », « Lénine est rentré en Russie dans un wagon d’or allemand[230] ! » Staline ignore ces affrontements verbaux. De mars à octobre 1917, il ne prendra la parole que trois fois en public, le 18 avril, le 14 mai et le 17 août, à l’occasion d’une conférence faite à des soldats. C’est tout. Il a battu, pendant ces mois d’ébullition révolutionnaire, le record d’abstention publique parmi les dirigeants du parti bolchevik – qui a pourtant grand besoin de tribuns populaires et d’agitateurs. Car Staline n’aime pas ces vastes auditoires attentifs, tendus, hésitants, fluctuants, mobiles, enthousiastes ou hostiles d’hommes et de femmes qui s’éveillent à la politique, applaudissent, sifflent, questionnent, interpellent. Il est déjà l’ombre portée d’un appareil alors pourtant encore virtuel.
Sa discrétion est si étonnante qu’en 1930, alors que le culte de Staline prend son essor, son vieux camarade Pestkovski écrit : « Les larges masses de Petrograd ne connaissaient guère Staline alors. Il ne recherchait pas la popularité. Dénué de talent oratoire, il fuyait les meetings publics. Mais aucune conférence du Parti, aucune réunion d’organisation sérieuse ne se déroulait sans un rapport politique de Staline. Aussi les cadres du Parti le connaissaient-ils bien[231]. » Il est donc déjà un homme d’appareil. Ses rapports avec les masses sont filtrés par les bureaux. Volkogonov en conclut brutalement : « Staline entra dans la révolution […] comme un fonctionnaire insignifiant de l’appareil du Parti[232]. »
Or, même dans une telle période d’ébullition politique, un parti révolutionnaire a besoin d’un appareil, au rôle certes secondaire, mais gage de sa permanence et d’un minimum de stabilité. À l’ombre de Sverdlov, véritable secrétariat du parti bolchevik à lui tout seul, Staline est déjà un rouage important de cet appareil. Il a déjà, de façon certes embryonnaire, le comportement caractéristique de l’homme de parti. Ainsi, chargé en août d’expliquer au Bureau central des organisations militaires bolcheviques la décision de ne pas publier provisoirement leur journal, il déclare qu’il n’y a aucune raison de discuter de quoi que ce soit avec ses représentants : « Une fois la résolution adoptée, elle doit être exécutée sans aucune discussion[233]. » À la discussion, il préfère l’oukase. Homme de l’appareil, peu engagé dans la lutte politique publique, il se voit logiquement confier des missions de l’ombre, discrètes mais nécessaires : il est ainsi l’homme des négociations avec les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks majoritaires au soviet.
Si Staline parle peu, il écrit beaucoup : de mars à décembre, il publie plus de 70 articles et notes dans la Pravda et ses divers succédanés. Ses écrits des dix mois de 1917, banals commentaires du quotidien, emplissent à eux seuls (avec ses interventions aux conférences et au congrès) le troisième tome de ses Œuvres complètes. C’est sans doute pour cette intense période d’activité littéraire qu’en 1920, à la conférence du Parti communiste ukrainien, pour la première et dernière fois, il remplit la case du questionnaire relative à la profession par « publiciste ».
À la mi-mai, les Alliluiev déménagent dans un appartement plus grand avec ascenseur. Ils réservent à nouveau à Staline une chambre à part. La famille est aux petits soins pour lui. Souvent, le soir, il apporte en rentrant du pain, quelques provisions ; il raconte les événements de la journée et lit à l’assistance des passages de Pouchkine, Gorki, les contes de Tchekhov, en particulier Le Sous-Officier Prichibeiev, dont il souligne les effets comiques. La fille de son hôte, Nadejda, lycéenne de 16 ans, l’écoute avec passion et s’éprend bientôt de ce militant tranquille, de vingt-deux ans plus âgé qu’elle mais nimbé de romantisme révolutionnaire.
Le 3 juin s’ouvre le premier congrès des soviets, dominé à plus de 80 % par les SR et les mencheviks. Il interdit la manifestation que les bolcheviks veulent organiser le 10 juin et fixe la sienne au 18. Ce jour-là, près d’un demi-million de manifestants défilent dans les rues, des dizaines de milliers à Moscou et dans d’autres villes, en clamant les slogans bolcheviks hostiles au gouvernement de coalition et à sa politique : « À bas les [dix] ministres capitalistes ! Tout le pouvoir aux soviets ! Paix aux chaumières, guerre aux palais ! »
La manifestation aiguise l’opposition entre les partisans du Gouvernement provisoire et ses adversaires. Le 16, Kerenski a ordonné l’offensive sur l’ensemble du front ; elle commence le 18 juin en Galicie. Après de courtes et inutiles percées payées d’énormes pertes, le front se stabilise. Ce fiasco sanglant exacerbe les tensions. Les revendications des nationalités s’ajoutent aux revendications sociales des ouvriers, confrontés à une vague de lock-out. En mai s’était tenu à Kazan un congrès des nationalités musulmanes ; le 10 juin, un gouvernement autonome ukrainien, la Rada (conseil), se proclame à Kiev et promulgue le même jour sa première loi fondamentale (Universal).
Les partis socialistes renvoient, eux aussi, la réponse aux aspirations nationales à une Assemblée constituante, dont la convocation, remise au lendemain d’une victoire de plus en plus incertaine, exaspère toutes les revendications. Le 2 juillet, les quatre ministres cadets, monarchistes libéraux, démissionnent du gouvernement pour abandonner aux socialistes le bénéfice de la déroute de Galicie. Ce geste déclenche une explosion. Ce jour-là, Staline assiste à la conférence bolchevique de Petrograd. Arrivent soudain deux délégués du 1er régiment de mitrailleurs, dirigé par des bolcheviks, qui exigent que le Parti organise une manifestation contre le gouvernement. La conférence refuse. Staline part au pas de course à la réunion commune des bureaux du soviet des ouvriers et soldats et du soviet des paysans, demande la parole, raconte l’incident et ajoute : « Nous sommes contre toute manifestation, nous avons envoyé nos agitateurs dans les régiments et dans les usines pour empêcher les ouvriers et les soldats de descendre dans la rue… Je demande au président de faire figurer cette déclaration au procès-verbal[234]. » Puis il tourne le dos, claque la porte et s’en va. Sa demande sera perçue comme le camouflage grossier d’une tentative de prise de pouvoir, sous couvert de freiner les masses impatientes.
Le 3, à l’initiative du 1er régiment de mitrailleurs, des usines débraient et des dizaines de milliers de manifestants déferlent dans les rues vers le siège du Comité exécutif central des soviets en exigeant « tout le pouvoir aux soviets ! ». Le Comité central du parti bolchevik s’associe au mouvement sans le pousser à son terme, convaincu que la prise du pouvoir à Petrograd resterait isolée, et comme telle condamnée à l’écrasement. Privé de perspective, le mouvement reflue. Le comité bolchevik de Cronstadt téléphone à la Pravda pour demander s’il faut aller manifester à Petrograd avec des armes. Le Comité central l’avait interdit. Staline répond : « Les fusils ? Vous le savez mieux que nous, camarades ! Nous autres écrivailleurs, nous trimbalons toujours nos armes, les crayons, avec nous. Pour ce qui est de vos armes, vous devez le savoir mieux que nous[235]. » Il encourage ainsi en sous-main le comité de Cronstadt à contourner la décision du Comité central qu’il a lui-même votée, mais nul ne peut l’accuser d’en avoir donné l’ordre ou la consigne.
Le 4, c’est le reflux. Des troupes gouvernementales rétablissent l’ordre. Les bolcheviks sont accusés d’avoir tenté un coup d’État, les locaux de la Pravda sont saccagés. Un ancien député bolchevik, Alexinski, devenu patriote, communique au gouvernement Kerenski un faux « prouvant » les liens de Lénine avec l’état-major allemand. Seul un bolchevik modéré peut demander au président du soviet, le menchevik géorgien Tchkéidzé, d’en empêcher la publication dans la presse. Le 5 juillet, le Comité central charge Staline de cette mission, qui n’aboutira pas. Mais Staline n’est nullement responsable de l’échec : l’hystérie antibolchevique et belliciste qui régnait alors à Petrograd condamnait sa démarche. Ce même jour, le Gouvernement provisoire interdit les journaux bolcheviks la Pravda, la Pravda des tranchées et la Pravda des soldats, chasse la direction du Parti du palais Ksechinskaia où elle s’était installée, et lance un mandat d’arrêt contre Lénine, signé par un fonctionnaire de l’arrondissement de son domicile, Andreï Vychinski, et contre Zinoviev, tous deux décrétés agents allemands. Le lendemain, une autre démarche délicate doit être tentée. Les marins de Cronstadt, débarqués à Petrograd fanfare en tête le 3 juillet, sont retranchés dans la forteresse Pierre-et-Paul en face du palais d’Hiver. Le Comité exécutif central veut les faire sortir sans combat ; il envoie deux émissaires, le menchevik Bogdanov et Staline, qui mènent à bien cette délicate négociation. Les marins rendent leurs armes et regagnent leurs quartiers.
Les bolcheviks ont-ils alors poussé les soldats à se soulever pour prendre le pouvoir en jouant les vertueux légalistes et, devant leur échec, voulu se dégager de l’entreprise ? Le 9 janvier 1919, à un moment où il n’avait aucune raison de camoufler la vérité, Karl Radek essaiera de convaincre les dirigeants du jeune et petit Parti communiste allemand engagés à Berlin dans une insurrection perdue d’avance en leur expliquant : « En juillet 1917 […] nous avons de toutes nos forces retenu les masses, et, comme nous n’y avons pas réussi, nous les avons conduites au prix d’efforts inouïs vers la retraite, hors d’une bataille sans espoir[236]. »
Lénine, caché alors dans la chambre de Staline, chez les Alliluiev, doit-il se livrer à la justice ? Trotsky pense que oui ; un grand procès public démasquerait les calomniateurs. Staline le pense aussi. Mais Lénine, pour se livrer, exige des garanties. Staline est chargé de la négociation. Les dirigeants du soviet, Liber et Anissimov, lui répondent : « Nous ne pouvons pas donner de garanties. » Lénine s’enfuit alors avec Zinoviev. Staline assure leur transfert à Razliv, dans le golfe de Finlande. Il l’accompagne le 11 juillet au soir à la gare de Finlande, avec Serge Alliluiev. Lénine est grimé. Staline ne l’est pas. Sa faible notoriété fait de lui le dirigeant bolchevik le plus apte à remplir cette mission d’accompagnateur. Cette discrétion, sa placidité, précieuse en ces temps troublés, et son sang-froid le font désigner comme agent de liaison entre Lénine et le Comité central. Une semaine plus tard, la presse gouvernementale lance une nouvelle information sensationnelle : Kamenev était un agent de l’Okhrana ! Les bolcheviks demandent la constitution d’une commission d’enquête. Staline est encore chargé d’aller en discuter la constitution avec le socialiste-révolutionnaire Gotz.
Plusieurs dirigeants bolcheviks, Kamenev, Kollontaï, Raskolnikov, plus Trotsky, qui deviendra bolchevik quinze jours plus tard, et près de 800 militants, sont arrêtés et emprisonnés. Staline n’est pas inquiété. Son nom n’éveille pas la haine. En juillet et août, Sverdlov et lui font tourner la machine d’un parti à demi illégal ; le découragement ébranle un bref moment les militants. Mais la roue tourne vite. L’universitaire moscovite Gautier note dans son journal, à la date du 8 juillet, avec la violence du désespoir : « Les bolcheviks sont le vrai symbole du peuple […] un mélange de stupidité, de grossièreté, d’effronterie vulgaire, d’absence de principes, de hooliganisme et, fondée sur ces deux dernières qualités, de trahison. » Et il ajoute : « Finis Russiae. Les armées ont cessé d’être des armées[237]. » Les journées de juillet n’ont offert qu’un sursis à un régime moribond.
Lénine charge Staline de présenter ses positions à la conférence de Petrograd, qui reprend le 16 juillet ses travaux interrompus le 4, puis au VIe congrès du Parti. À la conférence, Staline, dans son rapport introductif, paraphrase les thèses de Lénine, mais affirme aux délégués désireux d’en prendre connaissance qu’il ne les a pas sous la main. La gaucherie de la paraphrase ou la grossièreté de son excuse mécontentent les délégués qui le mettent en minorité. Selon Lénine, les soviets étant devenus l’instrument de la contre-révolution entre les mains des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, il faut abandonner le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets » et se tourner vers les comités d’usines. Staline traduit brutalement : l’équilibre du double pouvoir est rompu, le passage pacifique du pouvoir aux soviets est impossible, il faut se préparer à l’insurrection. Cette perspective, aventureuse en cette mi-juillet, laisse les délégués interloqués. La conférence adopte un manifeste beaucoup plus évasif, rédigé par Staline lui-même, qui dénonce le « honteux stigmate des calomniateurs » et clame : « Prenez ce stigmate par la main de 32 000 travailleurs organisés de Petrograd et emportez-le dans vos tombeaux[238] ! » Le manifeste laisse dans le vague les modalités pratiques de cette obscure action…
Le VIe congrès du parti bolchevik, qui enregistre l’adhésion collective du groupe dit des Mejraïontsy, fort d’une pléiade de dirigeants (Ioffé, Ouritski, Lounatcharski, Manouilski, Ioureniev, Karakhan, l’historien Pokrovski et Trotsky), s’ouvre le 26 juillet. En l’absence de nombreux leaders emprisonnés ou en fuite, Staline est l’un des personnages-clés de la réunion. Il présente trois rapports : respectivement sur l’activité du Comité central, sur la situation dans le pays et sur les tâches du Parti. Il refuse dans un premier temps de prendre la parole, jugeant qu’il y a trop peu de délégués dans la salle. Puis, celle-ci se remplissant peu à peu, il se lance. Il cultive toujours volontiers les fleurs d’une rhétorique de pacotille, dénonçant « le sifflement reptilien de la contre-révolution [qui] se fait de nouveau entendre plus fort ». Et, filant la métaphore avec application, il avertit les délégués : « De son coin, l’hydre hideuse de la réaction lance son dard empoisonné : elle piquera puis se cachera de nouveau dans son antre obscur[239] », où il faut donc aller la débusquer. Comment ? Pas un mot là-dessus. À Preobrajenski qui subordonne l’édification du socialisme en Russie à la révolution en Occident, il rétorque : « Le cas n’est pas exclu où la Russie serait précisément le pays frayant la voie au socialisme », et justifie sa position en déclarant : « Il existe un marxisme dogmatique et un marxisme créateur. J’opte pour ce dernier[240]. » Sa place dans ce congrès lui confère une assurance nouvelle qui lui permet de s’avancer sur le terrain théorique. Le congrès désigne un nouveau comité central de 21 membres. Staline y est élu en septième position. À sa première réunion, le Comité central élit un comité restreint, qui assumera les fonctions de secrétariat ; Staline en fait partie.
Les ersatz de la Pravda, interdits à tour de rôle, se succèdent : Listok Pravdy, Rabotchi i Soldat, Proletarii, puis Rabotchii, sous la direction de Staline, par ailleurs rédacteur en chef et membre du comité de rédaction de la revue Prosviechtchenie, de l’hebdomadaire Vperiod. Mais politiquement, il s’efface derrière Kamenev qui reprend sa place après que sa dénonciation calomnieuse comme agent de l’Okhrana s’est effondrée.
La crise sociale s’amplifie et s’accélère. En juillet et août, 366 entreprises ferment leurs portes : 90 000 ouvriers sont mis au chômage à Petrograd, 200 puits de mine sont fermés dans le Donbass, la moitié des entreprises de l’Oural sont en panne. Dès juin, les révoltes paysannes spontanées embrasent la campagne. Les paysans saisissent et partagent les terres, brisant le matériel, éventrant à l’occasion les propriétaires dont ils brûlent les manoirs et les dépendances. Une immense jacquerie dévale sur la Russie comme une avalanche. « Ce sont les premiers tumultes de la guerre civile prochaine[241] », écrira plus tard Alexandre Iakovlev. Les patrons continuent à fermer les usines et à jeter les grévistes à la rue.
Le pays entretient une armée de 10 millions d’hommes démoralisés. La guerre coûte chaque jour 65 millions de roubles, après en avoir coûté 4 milliards en 1914, 11 milliards en 1915, 18 milliards en 1916, et sans doute 26 milliards en 1917. La dette s’élève à 60 milliards de roubles (44 milliards dus aux souscripteurs russes, 16 milliards de dette extérieure). Sa charge exorbitante disloque une économie délabrée. Les soldats-paysans, ne voulant pas manquer le partage des terres, abandonnent armes et munitions et quittent le front en masse…
Le gouvernement Kerenski tente de substituer à une base sociale qui se dérobe une coalition de forces politiques de plus en plus fantomatiques. C’est ainsi qu’il convoque en une conférence d’État les représentants de tous les partis et organisations imaginables. À l’appel des bolcheviks, la grève paralyse Moscou le jour de son ouverture, le 12 août.
L’échec de l’offensive de Galicie, les journées de juillet, la jacquerie campagnarde polarisent les forces aux deux extrêmes. La crise est évidente pour tous. Le 20 août, au Comité central du parti constitutionnel-démocrate, dit Cadet, Kartachev, ministre des Cultes, déclare : « Celui qui ne craindra pas d’être cruel et brutal prendra le pouvoir dans ses mains[242]. » Un autre dirigeant, Kaufman, évoquant la famine qui menace, et reprenant une idée émise en 1916 par le ministre de l’Intérieur du tsar, Protopopov, affirme : « Au gouvernement, on envisage déjà la possibilité d’organiser des expéditions militaires pour prendre le pain aux paysans[243]. » Le dirigeant cadet Milioukov prévoit des émeutes de la faim et prophétise : « La vie poussera la société et la population à envisager l’inéluctabilité d’une opération chirurgicale. » Et il ajoute : « Pour notre parti, il est plus avantageux que le gouvernement actuel dure le plus longtemps possible afin que les répressions inéluctables soient entreprises à l’initiative et sur la direction du gouvernement socialiste lui-même[244]. » En un mot : que la crise s’aggrave jusqu’à l’intolérable, et laissons aux socialistes un héritage ingérable qui les contraindra à user de violence. C’est ce qu’on appelle un homme d’État. Un peu plus tard, il affirme : le pays n’a le choix qu’entre Lénine et le général Kornilov.
L’Union des officiers de l’armée et de la flotte, financée par des entrepreneurs, est convaincue que « la seule issue est une dictature militaire ». Sur le front se constituent près de trois cents bataillons de la mort, dont le chef, le capitaine Mouraviev, un SR, affirme qu’ils sont surtout destinés à régler leur compte aux bolcheviks à Petrograd. Au cours de l’été, les formations politico-militaires préparant un coup de force pullulent ; l’une d’elles, le Centre républicain, élabore début août un plan de coup d’État pour le 20 du mois. Les putschistes ont un candidat, un général « issu du peuple », Kornilov, avec qui Kerenski, apeuré par la crise galopante et sa propre impuissance, négocie en sous-main. Kornilov lance ses troupes sur Petrograd le 25 août et, dans sa proclamation, accuse « le Gouvernement provisoire d’agir sous la pression de la majorité bolchevique des soviets en total accord avec les plans de l’état-major allemand », jure de convoquer l’Assemblée constituante après la victoire sur l’ennemi, promet un « avenir radieux » à la Russie, mais, pour l’instant, « considère que la seule issue est d’instaurer la dictature et de placer tout le pays en état de guerre[245] ».
Kerenski veut montrer sa poigne : le 28 août, une circulaire du ministère du Travail interdit les réunions dans les entreprises pendant les heures de travail. L’obtus Kornilov annonce qu’il pendra tous les dirigeants du soviet. Kerenski sent l’ombre de la corde lui frôler le cou. Tous les partis socialistes se dressent alors contre Kornilov, les bolcheviks mobilisent les ouvriers et les cheminots se mettent en grève. Le complot se perd entre les convois immobilisés sous la pression populaire. Pendant ces quelques jours, les bolcheviks sont apparus comme les défenseurs les plus déterminés de la révolution menacée.
La complicité de Kerenski et des Cadets dans le putsch est éclatante. De sa retraite, Lénine voit la possibilité de rompre la coalition des partis bourgeois et socialistes et propose un gouvernement de SR et de mencheviks responsable devant les soviets qu’ils dirigent, chargé de réaliser leur propre programme. Ce serait là, dit-il, « un développement pacifique de la révolution […] que les bolcheviks, partisans de la révolution mondiale[246] », doivent accepter. Mais les deux partis concernés refusent et reconduisent un gouvernement de large union « démocratique ».
La tentative de coup d’État de Kornilov et son échec aiguisent à l’extrême la tension sociale et politique. Le général monarchiste Denikine caractérise la situation en trois lignes : « Une lassitude générale de la guerre et des troubles ; l’insatisfaction de la situation existante […]. L’armée ne voulait plus connaître aucun "but de guerre" et désirait la paix immédiate à n’importe quel prix[247]. » Mais le Gouvernement provisoire, soumis à la volonté des Alliés, s’acharne à poursuivre une guerre qui désagrège pourtant l’économie du pays ; il répond à la crise du ravitaillement en instaurant les cartes de rationnement, et, pour éviter les longues files d’attente, source d’agitation et de désordre, il fait désigner des comités d’immeubles dont les responsables font la queue à tour de rôle pour les locataires devant les magasins vides. Il croit consoler les masses en proclamant la république. Les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, conscients du discrédit des Cadets, cherchent à mettre sur pied un gouvernement sans eux mais… avec des patrons et les dirigeants cadets d’assemblées locales et de coopératives. Kerenski constitue un directoire de cinq membres, mirage de gouvernement à poigne, visant à concentrer dans ses mains les rênes d’un pouvoir de plus en plus virtuel.
Le 5 septembre, le soviet de Moscou adopte une motion bolchevique. Le 9, les bolcheviks obtiennent la majorité au soviet de Petrograd qui, le 23, élit Trotsky à sa présidence. Lénine en déduit la nécessité de remettre tout le pouvoir aux soviets, « seul moyen d’assurer désormais une évolution graduelle, pacifique, paisible des événements[248] ». À la mi-septembre, il lance un cri d’alarme : « Les chemins de fer vont s’arrêter. Les arrivages de matières premières et de charbon pour les usines cesseront. De même les arrivages de céréales. […] Une catastrophe d’une ampleur inouïe et la famine nous menacent inéluctablement[249]. » Il faut prendre le pouvoir pour prévenir le fléau.
Se dessine au sommet du parti bolchevik un conflit entre, d’une part, les partisans d’une opposition de gauche parlementaire puissante à la « démocratie » au pouvoir et, d’autre part, les partisans de la prise du pouvoir. Les premiers, dont font partie Kamenev, Zinoviev et Noguine, qui dirige Moscou, sont en fait majoritaires. Lénine, isolé, est le représentant le plus ferme du second courant. Le 14 septembre il envoie chez Alliluiev deux lettres : « Les bolcheviks doivent prendre le pouvoir » et « Le marxisme et l’insurrection », que Staline apporte au Comité central le 15. Kamenev s’oppose à sa proposition d’organiser sans délai l’insurrection. Staline, louvoyant, « propose d’envoyer les lettres aux organisations les plus importantes en les invitant à en discuter[250] », sans dire s’il est en accord ou non avec leur contenu. En attendant que ces organisations en discutent, le Comité central, contrairement à la volonté de Lénine, ne prendra pas position. La majorité, apeurée, décide, par 6 voix contre 4 et 6 abstentions, de dissimuler ces lettres de Lénine et d’en conserver un unique exemplaire pour les archives ; le souci de l’histoire prime sur la question du pouvoir. Le problème est renvoyé à la séance suivante du Comité central, le 20 septembre. Staline n’y assiste pas. Les adversaires de l’insurrection consacrent l’essentiel de leurs efforts à la constitution des listes de candidats aux élections à l’Assemblée constituante prévues pour la mi-novembre. Le Comité central propose au comité bolchevik de Stavropol de nommer Staline en tête de liste, suivi de Stepan Chaoumian. Ledit comité proteste – ces camarades sont inconnus des électeurs de la région – et les font glisser aux troisième et quatrième places.
Pour affermir sa représentativité vacillante, le Gouvernement provisoire convoque à Moscou une conférence démocratique (du 14 au 21 septembre) désignée par lui, assemblée falote qui, à la fin de ses travaux, désigne en son sein une sorte de préparlement. Il diffère ainsi les élections à l’Assemblée constituante, à laquelle il renvoie toujours toute décision sur le partage des terres et la paix, et concentre contre lui un formidable mécontentement. Entre le 13 septembre et le 3 octobre, les paysans se soulèvent dans les régions de Kichinev, Tambov, Taganrog, Riazan, Koursk, Penza. Les expéditions punitives organisées par le Gouvernement provisoire démoralisent les soldats et dressent les paysans contre lui.
Le 21 septembre, le soviet de Petrograd convoque par radio un congrès national des soviets pour le 20 octobre. Les élections ou réélections généralisées aux soviets en disent long sur le rejet de la politique du Gouvernement provisoire. Le vote des bolcheviks prend en effet l’allure d’une avalanche : à Petrograd, ils acquièrent la majorité absolue dès septembre ; ils la frôlent à Moscou, obtiennent 60 % des délégués à Saratov, les deux tiers à Syzran, à Tsaritsyne, à Tver, les trois quarts à Ekaterinbourg et Kostroma, 90 % à Kalouga, et 100 % des délégués d’Ivanovo-Voznessensk. Ils obtiennent également la majorité dans les soviets de Vyborg, Petergof, Helsingfors, Blagouch, Lefortovo, Basman, Kinechemsk, Sokolniki, Zamoskvoretchie, Briansk, Insk, etc. Même la petite bourgeoisie penche vers eux : le 25 septembre, aux élections à la douma municipale de Moscou, les bolcheviks obtiennent 51 % des voix, les menchéviks 4 % seulement ; ils ont la majorité absolue dans 11 arrondissements sur 17. Marc Ferro souligne : « Avant septembre, l’avant-garde des masses était plus bolchevique que les bolcheviks. Après septembre, ce sont les masses qui sont plus bolcheviques que l’avant-garde[251]. »
Le 23 septembre, la session du préparlement s’ouvre solennellement ; le même jour, le soviet de Petrograd porte Trotsky à sa présidence. Le Comité central délibère sur la participation à ce préparlement : les partisans d’un parti bolchevik d’opposition au sein de la « démocratie » sont pour, les partisans de l’insurrection, contre. Le Comité central vote le boycott par 9 voix (dont celles de Staline et Trotsky) contre 8. Les minoritaires, jugeant la majorité trop étroite, exigent la convocation d’une conférence de cadres élargie qui, à une large majorité, repousse le boycott. Les bolcheviks assistent donc au préparlement où les discours creux succèdent aux harangues pompeuses. Lénine harcèle le Comité central, réticent, voire rétif, d’appels de plus en plus pressants. Le 1er octobre, il écrit : « En Allemagne, il est évident que la révolution est en marche […]. Les bolcheviks doivent prendre le pouvoir immédiatement. Ce faisant, ils sauvent la révolution mondiale. […] Temporiser est un crime envers la révolution […] la vague d’anarchie actuelle peut devenir plus forte que nous[252]. » La semaine suivante, il insiste : « Le succès de la révolution russe et de la révolution mondiale dépend de deux ou trois jours de lutte[253]. » Le Comité central reste sourd.
Pour vaincre les résistances, il sort de sa cachette. Au Comité central du 10 octobre, il fait voter, par 10 voix contre 2 (Zinoviev et Kamenev), la décision de préparer l’insurrection, après une discussion acharnée. Après ce vote, Dzerjinski propose, pour dégager un compromis, de « former pour la direction politique dans les jours à venir un Bureau politique constitué de [7] membres du Comité central[254] ». Kamenev et Zinoviev, opposés à l’insurrection, donnent leur accord. Staline modifiera de sa main en 1924 le procès-verbal, remplaçant « pour la direction politique dans les jours à venir » par la formule « pour la direction politique de l’insurrection[255] », une insurrection ainsi curieusement assumée, de façon imaginaire, par deux adversaires qui lui sont si ouvertement hostiles qu’ils la dénoncent dès le lendemain dans une longue lettre aux principales organisations bolcheviques. Ce Bureau politique fantôme ne se réunit jamais. Et le faux attribue à Staline une place dans la direction politique de l’insurrection aussi mythique que ce premier Bureau politique. Le Comité central crée enfin, à côté du Comité militaire révolutionnaire du soviet, un Centre militaire révolutionnaire, dont Staline est membre et qui ne se réunira jamais, lui non plus, mais auquel ses hagiographes attribueront un rôle décisif dans l’insurrection.
Les grèves embrasent tous les secteurs les uns après les autres. Le 14 octobre, le journal de Gorki, Novaia Jizn, annonce une catastrophe alimentaire imminente : Petrograd a besoin de 48 000 pouds (un poud = 16,8 kilos) de blé par jour. Le 11 octobre, elle en a reçu 18 000, le 12, 12 000, le 13, 4 000. La famine menace. Deux jours plus tard, le ministre du Ravitaillement considère que le Gouvernement provisoire doit trancher le dilemme suivant : « … ou bien tenter d’assurer le ravitaillement en pain en en doublant le prix, ou bien passer directement aux mesures répressives, en organisant la réquisition du pain […] si, en doublant le prix, nous ne nous assurons pas le pain qui nous est nécessaire, nous serons bien entendu contraints de recourir à la force militaire[256]. » La guerre civile avivera encore le problème.
Ce même 16 octobre, une nouvelle réunion du Comité central bolchevik confirme la décision d’insurrection, malgré le vote hostile de Zinoviev et Kamenev qui la désavouent publiquement le surlendemain dans le journal de Gorki. Staline affirme : « Suivre les positions de Kamenev et de Zinoviev, cela reviendrait à donner la possibilité à la contre-révolution de s’organiser. » Mais sa conclusion est vague : « Le soviet de Petrograd a déjà opté pour l’insurrection lorsqu’il a refusé de sanctionner la retraite des troupes. La flotte s’est déjà insurgée puisqu’elle s’est tournée contre Kerenski[257]. » Ainsi s’achève son intervention dans le texte officiel reproduit jusqu’en 1929. Or, l’insurrection n’a plus à être organisée si elle a déjà commencé, il ne reste plus qu’à continuer. En 1947, Staline corrigera cette mollesse et, dans le tome III de ses Œuvres complètes, déclarera avec trente ans de retard : « Donc, nous devons nous engager fermement et irrévocablement dans la voie de l’insurrection[258]. » Cet ajout ultérieur confirme que, à l’époque, sa décision n’était ni ferme ni irrévocable. L’historien Volkogonov résume sèchement la place réelle qu’il occupe alors : « Staline se retrouva dans l’état-major de la révolution et sur sa scène centrale […] en qualité de figurant […] qui sait attendre et s’adapter[259]. » Attendre en période de révolution, c’est se perdre. Mais cette faiblesse deviendra une force lorsque la marée refluera.
L’attitude de Staline les jours suivants s’inscrit toujours dans cette ligne attentiste. Lénine, furieux de la dénonciation publique par Zinoviev et Kamenev de la décision d’insurrection, exige leur exclusion du Parti. Staline s’y oppose en catimini ; il publie dans le Rabotchi Pout du 20 octobre une lettre désinvolte de Zinoviev affirmant possible « d’ajourner la discussion jusqu’à ce que les circonstances soient plus favorables » et, sans consulter son collègue de la rédaction, Sokolnikov, la fait suivre d’une note prudemment anonyme, mais dont il reconnaîtra plus tard la paternité, affirmant l’espoir que la déclaration du camarade Zinoviev réglera la question. Il s’en prend par ailleurs au « ton tranchant du camarade Lénine [qui] ne change rien au fait qu’au fond nous restons des camarades politiques[260] ». Au Comité central du même jour, Staline s’oppose à toute sanction contre les deux hommes : « l’exclusion du Parti n’est pas une recette ; il faut garder intacte l’unité du Parti[261] ». Critiqué pour avoir publié sa note sous le nom du comité de rédaction, Staline présente sa démission, qui est refusée.
À tous les moments décisifs de la révolution, et jusqu’en 1923, l’ampleur dramatique des problèmes exacerbe en chacun une vision propre, exagère la volonté d’imposer ses idées, hypertrophie ses traits de caractère. Ainsi Kamenev et Lénine vont tous deux jusqu’au bout de leur position, chacun menaçant de démissionner (Lénine) ou démissionnant (Kamenev) du Comité central pour affirmer et défendre son point de vue. Le futur homme d’acier se complaît, quant à lui, dans une position floue et conciliatrice. Enclin à suivre la ligne de moindre résistance, il ne s’engage qu’à regret dans la lutte entre les idées et les hommes ; il veut atténuer les oppositions profondes et accorder les inconciliables. Cette indécision lui interdit alors de jouer un grand rôle dans les événements, mais lui garantit dans l’appareil dirigeant la place d’un homme propre à arrondir les angles et à recoller les morceaux. Telle est l’une des clés de son ascension dans l’appareil du Parti.
Le 22 octobre, « la journée du soviet de Petrograd » rassemble des centaines de milliers de manifestants qui réclament « tout le pouvoir aux soviets ». Dans la nuit du 23 au 24, Kerenski prend la mouche, engage des poursuites judiciaires contre le Comité militaire révolutionnaire, convoque à Petrograd des troupes sûres et interdit les deux principaux journaux bolcheviks, Rabotchi Pout et Soldat. Dans l’aube pluvieuse du 24, un détachement de soldats gouvernementaux appose les scellés sur l’imprimerie des deux journaux subversifs. Le Comité militaire révolutionnaire dépêche alors un contingent de fusiliers lettons qui brisent les scellés, se déclare responsable du maintien de l’ordre, mobilise la garnison, arme la garde rouge et, dans la nuit, envoie quelques détachements de matelots et de soldats s’emparer des points stratégiques : la poste centrale, l’agence télégraphique, les ponts sur la Neva, le central téléphonique, la Banque d’État. Les ministres, terrés au fond d’une salle du palais d’Hiver, sombrent dans l’inertie des agonisants. Kerenski bredouille qu’il s’en va chercher des renforts et s’enfuit dans une voiture de l’ambassade américaine.
Pendant les deux journées que durera l’insurrection, Staline boude et s’efface. Le numéro du Rabotchi Pout du 24 octobre publie pourtant un éditorial rédigé par lui la veille au soir. Il invite ouvriers, paysans et soldats à élire des délégations chargées d’exposer leurs revendications au Congrès des soviets : « Si vous agissez avec ensemble et fermeté, personne n’osera s’opposer à la volonté du peuple. Le vieux gouvernement cédera sa place au nouveau d’une façon d’autant plus pacifique que vous aurez agi avec plus de fermeté, d’organisation et de puissance[262]. » Un an plus tard, Staline qualifiera d’appel à l’insurrection cette invitation à déposer des pétitions au congrès. Pourtant, lorsqu’il est invité, le 7 novembre 1920 au soir, à commémorer la révolution d’Octobre avec tous ses acteurs, il se dérobe. Et aucun des présents ne cite son nom.
Le 24 octobre au matin, le Comité central décide qu’aucun de ses membres ne pourra quitter Smolny sans une permission spéciale délivrée par lui. Staline n’aura pas à la demander : il n’est plus là. Déjà, il n’assure plus la liaison avec Lénine dont il est chargé depuis juillet. Lénine, à qui le Comité central a interdit de quitter sa cachette, n’est informé que par sa logeuse bolchevique Fofanova et par son agent de liaison Rakhia, simples militants du rang. Or, Lénine est inquiet : les décisions du Comité militaire révolutionnaire de Petrograd dirigé par Trotsky lui paraissent trop lentes et la volonté de ce dernier de lier la prise du pouvoir à une décision du Congrès des soviets bien risquée. Comment être sûr que les bolcheviks y auront la majorité ? Les journaux du matin annoncent 250 bolcheviks, 159 socialistes-révolutionnaires, 60 mencheviks, sur 518 délégués arrivés dans la capitale. Tout jouer sur quelques voix ? Jamais ! Attendre, c’est tout perdre. Il l’écrit aux dirigeants du Parti. Mais en tiendront-ils compte ? Lénine n’en est pas certain. Il quitte sa cachette pour se rendre, grimé, à Smolny, afin de transformer une insurrection rampante en prise du pouvoir.